La responsabilité pénale de l’entreprise survit-elle à une fusion ?
Dans le contexte de la fusion d’entreprises, le Tribunal fédéral nie que le statut de lésé puisse passer de l’entreprise reprise à l’entreprise reprenante. Qu’en est-il alors de la qualité d’auteur d’une infraction? Des procédures sont actuellement en cours en Suisse contre des entreprises reprenantes pour des faits commis au sein de l’entreprise reprise. Cela heurte le principe de la personnalité des peines. La question, ouverte en droit suisse, est tranchée en droit français.
Dans un arrêt 1B_4/2019 du 10 mai 2019, le Tribunal fédéral a une nouvelle fois confirmé sa jurisprudence publiée aux ATF 140 IV 162 aux termes de laquelle, dans le cadre d’une fusion d’entreprises, la qualité de lésé et donc celle de partie plaignante dans une procédure pénale ne passe pas à la société reprenante.
En substance, selon le TF, on ne saurait comparer les personnes morales ou les entreprises aux personnes physiques en vue d’une application analogique de l’art. 121 al. 1 CPP qui prévoit la subrogation des proches du défunt lésé par une infraction aux droits de celui-ci. Cette subrogation en faveur des proches du défunt se justifie au regard des relations affectives ainsi que de la solidarité entre personnes physiques. Quant à la subrogation, prévue à l’art. 121 al. 2 CPP, en faveur des personnes physiques ou morales (limitée toutefois à l’ouverture d’une action civile et aux droits de procédure se rapportant aux prétentions civiles) qui succèdent, de par la loi, dans les droits du lésé par cession légale, respectivement par subrogation (par exemple l’assureur), elle n’est pas non plus applicable aux cas de fusion, celle-ci intervenant sur la base d’un acte volontaire, en particulier le contrat de fusion.
Ces jurisprudences, pour critiquables qu’elles soient, posent la question, non résolue à ce jour, inverse : quid de la « cession » de la qualité, non plus de lésé, mais bien d’auteur de l’infraction ? En d’autres termes, est-ce que, dans le contexte d’une fusion, l’entreprise reprenante peut être appelée à répondre pénalement, en particulier sur la base de l’art. 102 CP, d’une infraction commise au sein de l’entreprise reprise, aujourd’hui formellement disparue ?
La question posée est celle de la personnalité des peines. On sait depuis longtemps que la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur ou au participant à l’infraction concernée ; on ne saurait, par exemple, sanctionner pénalement un héritier pour les infractions fiscales commises par le de cujus.
Pourtant, dans plusieurs procédures, la question s’est posée (tout récemment encore dans une des nombreuses procédures liées au complexe « Petrobras ») de poursuivre pénalement, sur le fondement de l’art. 102 al. 2 CP, une entreprise issue d’une fusion, alors que les actes incriminés avaient été commis au sein de l’entreprise absorbée, qui avait donc cessé d’exister. Au stade actuel de ces procédures, la question de la licéité d’une telle démarche n’a pas été tranchée. Toutefois, tant un parallélisme avec la jurisprudence désormais bien assise du TF rappelée ci-dessus, qu’une démarche comparative aboutit au constat des grandes difficultés qu’il y a à poursuivre le « successeur » de l’entreprise absorbée.
Il est intéressant de rechercher comment des situations similaires ont été traitées dans d’autres juridictions.
Ainsi, dans une affaire Crédit Agricole Indosuez Cheuvreux c/ Conseil des Marchés Financiers (actuelle AMF) du 22 novembre 2000, le Conseil d’Etat français avait considéré ce qui suit :
« Considérant que le principe de la personnalité des peines faisait obstacle à ce que le Conseil des marchés financiers infligeât à la SOCIETE CREDIT AGRICOLE INDOSUEZ CHEUVREUX un blâme à raison des manquements commis par la société Dynabourse avant son absorption par la requérante ;
Considérant, en revanche, qu’eu égard tant à la mission de régulation des marchés dont est investi le Conseil des marchés financiers qu’au fait qu’à la suite de la fusion intervenue le 6 juillet 1998, la société Dynabourse a, conformément aux dispositions de l’article 372-1 de la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales, été absorbée intégralement par la SOCIETE CREDIT AGRICOLE INDOSUEZ CHEUVREUX sans être liquidée ni scindée, ni, en tout état de cause, l’article 121-1 du code pénal, ni le principe de la personnalité des peines ne faisaient obstacle à ce que le Conseil des marchés financiers prononçât une sanction pécuniaire à l’encontre de la SOCIETE CREDIT AGRICOLE INDOSUEZ CHEUVREUX ;
Considérant qu’il suit de là que le moyen tiré de ce que la décision attaquée aurait méconnu le principe de personnalité des peines ne peut être accueilli qu’en ce qui concerne le blâme infligé à la société requérante. »
En d’autres termes, selon la Haute juridiction administrative française, le blâme n’est pas transmissible (car il est moral et a donc une portée punitive), tandis que l’amende l’est, en raison de son caractère régulatoire (voir en ce sens également : Société ODDO et CIE c/ AMF, décision du Conseil d’Etat du 17 décembre 2008). De telles considérations ne vont pas sans rappeler la jurisprudence parfois byzantine de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de distinction entre accusation en matière pénale selon l’art. 6 § 1 CEDH et sanction disciplinaire.
Cette jurisprudence du Conseil d’Etat est alignée sur la jurisprudence communautaire (CJCE, 16 décembre 1975, Co Pratieve Vereniging Suiker unie UA et autres c/Commission, Rec. P. 1663 ; CJCE, 28 mars 1984, Compagnie royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH c/Commission, Rec. P. 1679).
Toutefois, cette jurisprudence apparaît clairement en contradiction avec celle de la Cour de cassation française. Tant la chambre criminelle que la chambre commerciale ont en effet jugé que le principe de personnalité des peines faisait absolument obstacle à ce qu’une société réponde des infractions commises par la société qu’elle a reprise (Cass. Com. 15 juin 1999, Bull. Civ. IV, no 127).
A juste titre en effet, la Cour de cassation a retenu que dans le cas où une société, poursuivie en l’occurrence pour blessures involontaires, fait l’objet d’une fusion-absorption, la société absorbante ne peut être déclarée coupable, l’absorption ayant fait perdre son existence juridique à la société absorbée (Cass. Crim, 20 juin 2000, Bull. Crim. no 237, p. 702).
Que retenir du rapprochement de ces jurisprudences ? Ceci : sans doute la question de la dissociation entre attributaire de la responsabilité pénale et destinataire de la sanction peut encore demeurer ouverte (et dépendre des cas d’espèce) lorsque sont en cause des sanctions dont la finalité première est « disciplinaire », c’est-à-dire visent à assurer la régulation du marché ou d’une profession ; en revanche, il ne fait guère de doute que l’attribution d’une véritable responsabilité pénale, comme le permet l’art. 102 al. 2 CP, ne peut pas être envisagée à l’égard d’une entreprise reprenante.
Proposition de citation : Alain Macaluso, La responsabilité pénale de l’entreprise survit-elle à une fusion ? in www.droitpenaldesaffaires.ch, du 20 juin 2019.